" Ne dis pas que tu es libre. C'est l'argent qui te fait danser."
Notre petite foule autour de lui flotte d'attente et de surprise, et ses yeux, ombrageux, rencontrent les miens pour la première fois. Sans cesser de me regarder, il répond :
"Je n'ai pas besoin de leur argent pour danser. Je n'ai pas besoin d'un public."
Un silence diffus, ponctué de murmures,, envahit le restaurant. Un cercle s'est fait, soldats et paysans, épaules contre épaules. Il s'est assis au centre. J'entrevois la couleur de la chair avant qu'il ne se chausse de noir. Je pose mon dos contre le rebord de la fenêtre, fébrile, enfermé dans la sensation d'avoir été brusquement bousculé de mon monde. Un léger souffle de nuit court sur ma nuque, comme une caresse. J'oublie, petit à petit, que je suis soldat en permission ; je deviens spectateur en attente.
Les premières notes s'élèvent, sans qu'il n'esquisse un seul geste. Il est debout, les yeux dans le vague comme figé dans un ailleurs.
Une onde douce traverse son corps de part en part. Quelque chose en lui s'allège, son bras, son épaule: ses doigts découpent le plafond en lambeaux incertains.