J'ai commencé a attirer des hommes qui ont une imagination puissante - parce que je sais jouer avec les images. Surtout, je sais jouer avec leurs images. Moi-même, j'ai peu d'imagination, mais je me sers de ce qu'ils me disent pour créer. (Par moments, je sais me caler sur leur rythme - il le faut, ils me coupent, ils entravent mes envolées lyriques et mes délires abstraits : ils me fragmentent et me halètent).
La réflexion rompue, ma tête se brise, je me raccroche à ce qui passe, à ce que je vois, à ce que je ressens, c'est-à-dire aux symboles. Je pars à la dérive : ma tête s'ouvre en deux. Abstractions. Images. On ne comprend rien, mais ceux-là à l'imagination puissante voient peut-être quelque chose. Peut-être fais-je naître des visions que je ne pressens même pas. (Je ne communique pas, je communique mal : laisse-moi poser mes mains sur ton front et laisser résonner mon rire... ton imagination fera le reste. Puisque je n'aurais rien dit, rien, sinon seulement j'existe. Même si c'est aussi dire que je me laisse exister devant toi, qu'une part de ton regard me façonne).

Alors, évidemment, elle me disait que je m'ouvrais en deux - tout grand - devant ses yeux - pour ses yeux seuls - avec une générosité bien plus grande que tous les autres. Et une préface dit que la mise à nu de la vie intérieure "produit une fascination analogue à celle qu'exerce un film pornographique". Je me livre, me livre, me livre sans entraves quand je me laisse exister de cette manière si nue - livrer les extases de mon être. Mais je ne sais rien d'autre. Une telle grande naïveté dans mes mots et mes aveux.
Quoique tout soit mise en scène, éthos - quoique le temps de notre conversation (et peut être un peu après encore), je sois ta comédienne personnelle, adaptée à tes symboles, tes symboles accordés aux miens, tes symboles incorporés à mon corps, dissous dans les volutes de mes interprétations particulières...
Quand je me forme ainsi, je deviens plus que moi et hors de moi - je me dépossède et m'excède en devenant autre. Inconsistante, je ne suis rien. Je suis. Je m'endors dans vos bras et disparais dans vos chimères : je ne suis pas là, je suis ailleurs. Je suis tant
et tant de bonheur me berce
mais je suis fugace et tout s'efface.

Elle m'a dit qu'il n'y avait rien à comprendre dans le concept de muse, que c'est purement une exploitation. Je suis secouée de rire en songeant que j'ai appelé ces hommes mes muses. (Peut-être que mon art serait de vivre disait Duchamp...) Je me sers de leur imagination. Leur imagination et leurs croyances comblent le néant dans ma tête. Mon incapacité à croire en quoi que ce soit (sauf à la mort et au bonheur) - mais donner vie aux croyances des autres ! Puisqu'elles viennent d'un autre...
Je ne l'ai pas voulu - mais mon maniement des symboles a tissé une toile autour de lui. Il a mis feu à mon corps, y a fait couler la lumière et j'ai traduit cet embrasement avec des mots. Des mots accordés, adaptés aux siens, nés de ses idées mêmes. Le labyrinthe était obscur et moi j'ai joui follement : les ciels étaient d'or pur.
Je n'y ai pas pensé : les mots se sont démultipliés dans sa tête et j'ai déambulé dans ses yeux, c'est-à-dire dans ses rues, pendant des jours bien qu'il sache que je n'étais à ce moment là pas dans sa ville. Il me voyait partout dans les cheveux bruns des autres femmes et moi je ne le voyais nulle part, je ne le cherchais même pas des yeux - puisque je le savais ailleurs. (Et quel besoin encore de lui chez moi, de moi chez lui ?) Avoir ses mots - quant au reste...

C'est de l'exploitation - et des histoires sans histoires. J'ai incarné ses fantasmes - et puis ? N'importe quelle femme se serait sentie humiliée (je crois). Je peux supporter beaucoup de violence, mon corps, mon être s'en abreuvent avec hargne et délectation, mais l'humiliation et l'irrespect ne font pas partie de mon monde.
J'ai incarné ses fantasmes - des myriades de gouttes dorées et glacées sur ses doigts. Mes baisers brûlants et vifs comme un goût de sang, je veux dire de cendre. Il a baisé l'image de moi qu'il a faite vivre et ce n'était qu'une image - et puis après ? Et c'était pourtant tant et tant de coups et d'éclats et de frissons et de voluptés. Mais il a pris ses doigts dans la toile, a tiré les ficelles
Moi je sens tout mon corps soupirer d'aise, de désir - oh comme je vis !
le ciel se défait mais le corps est bien là - la jouissance réelle. [...]

(Quant à l'onanisme littéraire - mais quel délire, mais quel délice).