"Viendra-t-il un moment où le cœur sera libre ?
Où tout sera d'accord, viendra-t-il ce grand jour
Où, réconciliant notre âme et notre fibre,
La conscience humaine épousera l'amour ?

Le nocturne viol, le trahi qui se venge,
Le veuf qui va montrant le poing au firmament,
Est-ce l'amour lui-même, ou n'est-ce que la fange
Dont nous obscurcissons le divin diamant ?

L'amour est-il encor l'amour, sans frénésie ?
Sera-t-il aussi doux s'il n'a jamais frémi ?
Lâcheras-tu l'amour, ô noire jalousie
Qui du plus amoureux fais le pire ennemi ?

Eschyle, quel moyen de modérer les laves,
Etre aimé tout ensemble et libre, dis, comment ?
Il ne faut qu'un amour pour faire deux esclaves :
Lui, de sa jalousie ; elle, de son amant.

Pourrons-nous corriger sans le réduire en poudre
Ce grand frissonnement moral et sensuel,
Ce terrible bonheur fait d'un jet de la foudre
Et dont la splendeur sombre éclabousse le ciel ?

Ou bien, faut-il choisir ? Dis, faudra-t-il que l'homme
Abandonne l'amour s'il veut la liberté,
Et que ce sacrifice horrible se consomme,
Et qu'il foule à ses pieds son cœur ensanglanté ?

Vieux poète fatal affranchi par la tombe,
Dis-nous si sans mourir l'amour peut se calmer,
Et comment le vautour deviendra la colombe ;
Car nous voulons penser, mais nous voulons aimer.
"
(13 février 1854, Auguste Vacquerie à Eschyle) Le Livre des Tables, Victor Hugo