"Intime et transparente, au dedans de laquelle il voyait
se mouvoir confusément des pensées riantes, des images
tendres, vagues, indécises. Il resta longtemps plongé
dans la béatitude de l'extase et se laissant enivrer
par tout cela, laissant son âme humer par tous ses
pores l' harmonie et les délices de ce ciel diaphane,
si large et si pur ; de cette campagne, avec ses herbes
courbées par la brise embaumante, avec les fleurs
balançant leurs calices et laissant échapper le parfum
qui s'envole ; de cette onde de lait murmurante et
douce dans les roseaux, avec ces cygnes dont le pied
bat mollement les flots endormis, qui viennent mouiller
d'un baiser tout fumant le sable doré et jonché de
coquilles blanches.
Son âme se déployait et nageait à l'aise, elle
étendait ses ailes et planait au milieu de cette
création, toute ivre de parfums, toute dormeuse et
nonchalante, comme une sultane sur des lits de roses.
On sentait que la terre toute tiède grandissait en
beauté dans son sommeil.
Voilà que les ondes s' arrêtent et semblent une lame
d'argent qui est demeurée sur l'herbe, les joncs se
taisent, les fleurs s' ouvrent, la nuit devient encore
plus transparente, plus longue, plus voluptueuse ; et
tandis que Smarh restait là, on voit s'élever, sortir,
apparaître et s'enfuir, parmi la clarté douteuse,
comme des ombres qui passent. De vagues formes de
femmes nues, blanches, venaient autour de lui, marchant
avec leurs pieds nus sur le tapis vert et frais ; elles
l'entouraient, le regardaient, l'appelaient, puis elles
s'en allaient bien vite, bien vite, en courant ; les
unes se courbaient jusqu'à terre, et l'on voyait leur
dos blanc, tout couvert de cheveux noirs, se plier
avec un mouvement de fleur sous la brise ; les autres
s'étendaient sur ses genoux, et leur tête retombait
par terre et laissait voir leur gorge palpitante et
brune ; elles étaient vives, folâtres, errantes,
douteuses." Smarh, Gustave Flaubert
Créé le 25/09/17 à 01:27 par
Luthien