"Un peu plus lentement peut-être mais tout aussi sûrement, les hommes se seraient détruits eux-mêmes en détruisant le monde dans lequel ils vivaient. Ils ne pouvaient pas y échapper. [...] Dès le début de la révolution industrielle, il avait prévu que les hommes seraient gratifiés d'une présomption tellement outrecuidante pour les miracles de leur propre technologie qu'ils ne tarderaient pas à perdre le sens des réalités. Et c'est précisément ce qui est arrivé. Ces misérables esclaves des rouages et des registres se mirent à se féliciter d'être les Vainqueurs de la Nature. Vainqueurs de la Nature, vraiment ! En fait, bien entendu, ils avaient simplement renversé l'équilibre de la Nature et étaient sur le point d'en subir les conséquences. Songez donc à quoi ils se sont occupés au cours du siècle et demi qui a précédé la Chose. A polluer les rivières, à tuer tous les animaux sauvages, au point de les faire disparaître, à détruire les forêts, à délaver la couche superficielle du sol et à la déverser dans la mer, à consumer un océan de pétrole, à gaspiller les minéraux qu'il avait fallu la totalité des époques géologiques pour déposer. Une orgie d'imbécillité criminelle. Et ils ont appelé cela le Progrès. Le Progrès ! [...] Le Progrès - le postulat selon lequel vous pouvez obtenir quelque chose pour rien, selon lequel vous pouvez gagner dans un domaine sans payer ce gain dans un autre, selon lequel vous seul comprenez la signification de l'histoire, vous savez ce qui va arriver d'ici cinquante ans ; que quoi qu'enseigne l'expérience, vous pouvez prévoir toutes les conséquences futures de vos actes actuels ; que l'Utopie est là devant nous, toute proche et, puisque les fins idéales justifient les moyens les plus abominables, qu'il est de votre privilège et de votre devoir de voter, d'escroquer, de torturer, de réduire en esclavage et d'assassiner tous ceux qui à votre avis (lequel est par définition infaillible), font obstacle à la marche en avant vers le paradis terrestre." Temps futurs, Aldous Huxley