« Il reprit la même allée, arriva lentement à sa moitié, trouva le muguet qu'Olga avait fait tomber et la branche de lilas qu'elle avait jetée avec dépit.
« Pourquoi l'a-t-elle fait ? » commença-t-il à réfléchir, à se rappeler...
- Imbécile ! Imbécile, dit-il soudain à haute voix. Il saisit le muguet, la branche et courut le long de l'allée.
[...]
Olga lui tendit la main avec un gai sourire.
« Non, ce n'est pas une menteuse, décida-t-il, les menteuses n'ont pas ce regard tendre, ni ce sourire sincère... Elles piaillent comme des oiseaux... Cependant, elle ne m'a pas dit qu'elle m'aimait ! » conclut-il, saisi à nouveau d'effroi. « Et sinon, pourquoi ce dépit ? Oh, mon Dieu ! Dans quel bourbier je suis tombé ! »
- Qu'est-ce que c'est ? demanda-t-elle.
- Une branche.
- Quelle branche ?
- Vous voyez bien : une branche de lilas.
- Où l'avez-vous trouvé ? il n'y a pas de lilas par ici. Par où êtes-vous passé ?
- C'est vous qui l'avez arrachée et jetée tout à l'heure.
- Pourquoi l'avez-vous ramassée ?
- Comme ça... J'aimais que vous... l'ayez rejetée par dépit.
[...]
Elle marchait doucement devant lui, la tête baissée.
- Pour quoi, pour qui vivrais-je ? disait-il en marchant dans ses pas. Que chercher ? Vers quoi diriger ma pensée, sur quoi fonder mes projets ? La fleur de ma vie s'est fanée, il ne reste que les épines.
Ils allaient doucement. Elle l'écoutait distraitement. Au passage elle arracha une branche de lilas et la lui tendit sans regarder.
- Qu'est-ce que c'est ! demanda-t-il, cloué sur place d'étonnement.
- Vous voyez bien : une branche.
- Quelle branche ? dit-il la regardant, les yeux grands ouverts.
- Une branche de lilas.
- Je sais... Mais que signifie-t-elle ?
- La fleur de la vie, et puis...
Elle s'arrêta, elle aussi. 
- Et puis ? répéta-t-il sur un ton interrogatif.
- Mon dépit, dit-elle, le regardant fermement droit dans les yeux.
[...]
- La vie, la vie s'ouvre à nouveau devant moi, dit-il comme dans un délire. La voilà, dans vos yeux, dans votre sourire, dans cette branche, dans Casta diva... tout est là...
Elle hocha la tête.
- Non, pas tout... la moitié.
- La meilleure ?
- Peut-être, dit-elle.
- Où est donc l'autre ? Qu'est-ce qu'il peut y avoir encore ?
- Cherchez.
- Pourquoi ?
- Pour ne pas perdre la première, acheva-t-elle, et elle lui tendit la main. »
Oblomov, Gontcharov.