"[...] Il leva la tête et s’aperçut qu’il descendait en droite ligne d’un trou brillant comme une étoile, au plus haut de la voûte. Son cœur aussitôt bondit dans sa poitrine et l’espoir exaltant lui vint de s’évader de ces miasmes où il croupissait. Avidement, il empoigna le fil et de toutes ses forces se mit à grimper. En bon voleur qu’il était, il savait agilement escalader dans les ténèbres, mais l’étoile était lointaine, et le paradis plus haut encore. Il s’essouffla à s’élever, perdit ses forces, et bientôt incapable de mettre un poing devant l’autre, il décida de s’accorder un instant de repos. Il cessa donc de se hisser et regarda en bas. Il ne s’était pas exténué en vain : les marais infernaux étaient déjà presque indistincts, perdus dans une brume fauve, et dans l’air qu’il respirait ne régnait plus l’oppressante puanteur qui accablait les lieux d’où il venait. « Encore un effort et je suis sauvé », se dit-il avec une jubilation féroce. « À moi le paradis, à moi ! ». Avant de reprendre son ascension, à nouveau il pencha la tête pour se donner courage et s’emplir une dernière fois le regard de l’enfer qu’il fuyait. Alors il vit, au fond des fonds, semblables à des fourmis dans des lueurs de feux, des grappes de damnés, affolés d’espérance, s’agripper au bout de la fine corde qu’il gravissait, et s’élever à sa suite. « Malheur, se dit-il, ne voient-ils pas que ce fil est fragile ? Il ne me supporte que par miracle. Comment pourrait-il résister à cette armée de malandrins ? Il va se rompre, et nous allons tous retomber en enfer, moi et ces maudits invivables ! »    
- Halte ! cria-t-il de toutes ses forces, tremblant d’effroi et de colère. Qui vous a permis de grimper ? Ce fil est à moi, à moi seul, damnés, lâchez-le !    
À peine avait-il dit ces mots, la bouche contre ses poings, que le souffle de sa voix - ce seul souffle - brisa le fil tout net. Au bord du lac du paradis, Shakiamouni vit Kandata tomber comme un point de braise et tournoyer jusqu’à se fondre dans les lointaines brumes infernales. Il était à jamais perdu maintenant. Rien ne pourrait plus le sauver. « Comme les hommes sont étranges et peu simples », se dit le dieu, soudain mélancolique. « Pourquoi ce brigand a-t-il voulu se sauver seul ? » Il reprit sa promenade paisible au bord de l’eau, dans la brise indifférente et les fleurs au parfum parfait. Il était midi au paradis et le soleil dans le ciel n’avait pas encore rencontré le moindre nuage." Le fil de l'araignée (Partie 2), Akutagawa Ryūnosuke