« Je l'aimais et n'aimais qu'elle, et nous connûmes des jours d'une magie merveilleuse tant que nous fûmes seuls. Je faisais du bon travail et nous entreprenions de longues excursions, et ce n'est qu'après avoir quitté nos montagnes, vers la fin du printemps, pour rentrer à Paris que l'autre chose recommença. Le remords était bel et bon : avec un peu de chance et à condition d'avoir été meilleur que je n'étais, il aurait pu m'entraîner dans une situation bien pire sans doute, au lieu de devenir pour moi un compagnon fidèle et de tous les instants pendant les trois années qui suivirent.
[...] 
C'était chose terrible que la fille ait pu tromper ainsi son amie, mais, là encore, c'était ma faute si mon aveuglement m'avait empêché d'en concevoir du dégoût. Dans la mesure où j'étais directement impliqué et où j'étais amoureux, j'en assumais l'entière responsabilité et vivais avec le remords.
Le remords ne me quitta plus, ni de jour ni de nuit, jusqu'au jour où ma femme épousa un autre homme, quelqu'un de bien meilleur que je ne l'avais jamais été ou n'aurais jamais pu l'être, et je suis qu'elle était heureuse.
Mais cet hiver-là, avant de savoir que je plongerais à nouveau dans la duplicité, nous avons connu des moments merveilleux à Schruns, et je les garde tous en mémoire : l'arrivée du printemps dans les montagnes, l'amour et la confiance que nous éprouvions l'un pour l'autre, ma femme et moi, notre joie à voir que tous les riches étaient partis, ma conviction que nous étions à nouveau invulnérables. Mais invulnérables, nous ne l'étions pas, et ce fut la fin de notre première période parisienne, et Paris ne fut plus jamais le même. C'était pourtant toujours Paris, et s'il changeait, vous changiez en même temps que lui. Nous ne retournâmes jamais au Vorarlberg, pas plus que les riches. Je ne pense pas que le poisson-pilote y soit jamais retourné lui non plus. Il avait d'autres lieux vers lesquels piloter les riches, et il finit par devenir riche lui-même. Mais il n'avait pas eu de chance au début, bien moins que tous les autres réunis.
Personne ne remonte plus les pentes à skis aujourd'hui, et presque tout le monde se casse la jambe, mais peut-être est-il plus facile de se briser une jambe que de se briser le cœur, même si, dit-on, tout se casse de nos jours et s'il arrive que, par la suite, beaucoup sortent plus forts de ces fractures. Aujourd'hui, je ne sais pas si c'est vrai, mais tel était le Paris de notre jeunesse, au temps où nous étions très pauvres et très heureux. »
- Ernest Hemingway | Paris est une fête